
Ces vingt dernières années, la part de l’industrie manufacturière française dans les exportations de la zone euro a chuté de 26 %. Un chiffre qui illustre, à lui seul, l’ampleur du recul industriel du pays. La désindustrialisation est un phénomène multifactoriel, provoqué par une succession d’événements et de politiques publiques ayant conduit à la baisse de la part de l’industrie dans l’emploi en France. Ce phénomène s’amorce dès les années 1970 en France, à contre-courant de l’essor industriel qui avait marqué les décennies précédentes. Longtemps considérée comme une puissance industrielle majeure, la France a vu ses usines fermer, ses ouvriers se reconvertir (ou non), et son modèle économique basculer vers une économie de services et de capitaux. Ce processus s’explique par une somme de facteurs : choix politiques, chocs économiques, mutations structurelles et logiques financières. Quelles sont les principales causes de la désindustrialisation en France ?
1. Une fragilité structurelle de l’industrie française révélée par le choc pétrolier de 1973
Bien que la France ait connu une forte croissance lors de la période des Trente Glorieuses, celle-ci reposait principalement sur le pétrole et l’importation de matières premières. Le choc pétrolier de 1973, qui a entraîné une flambée des prix du pétrole et donc des coûts de production, a révélé la dépendance de la France aux importations et son manque d’autonomie dans le secteur industriel :
- la production industrielle a chuté de 13%
- 33 000 entreprises françaises ont fermé en 2 ans.
2. Des politiques économiques de rigueur et concurrentielles : des choix politiques d’abandon industriel progressif
1) L’Europe
En 1951 est créée la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) afin de mutualiser la production de l’acier entre l’Allemagne et la France, et de favoriser la coopération économique. Cependant, ce système au départ solidaire s’est transformé en un système mettant en concurrence les entreprises dans l’objectif de stimuler la compétitivité, lorsque parallèlement les entreprises françaises bénéficient de moins en moins d’aides financières.
2) Les gouvernements des années 1970-80
Le gouvernement de droite de Raymond Barre dans les années 1975 met en place un plan de rigueur qui limite les subventions de l’État aux entreprises, adoptant une politique néolibérale de « laissez-faire ». La part de l’emploi dans l’industrie représente alors 22% en 1981, tandis qu’elle représentait 29% de l’emploi en 1973. En effet, les entreprises sont en quelque sorte laissées à leur sort et deviennent de moins en moins compétitives, notamment dans le textile et la sidérurgie.
Malgré une volonté de défendre la production française lors du début du mandat de Mitterrand, principalement par des nationalisations et des subventions accordées aux entreprises, l’augmentation des dépenses publiques ne fait pas face à la concurrence internationale et le tournant de la rigueur s’impose en 1983. Cela signifie que la France retourne à une politique d’austérité et ne subventionne plus les entreprises.
3) Les conséquences de ces politiques économiques
Un exemple illustrant le tournant de la désindustrialisation est la fermeture de l’usine Usinor à Denain en 1988. Aciérie située dans le Nord, elle était l’un des bastions historiques de la sidérurgie française, secteur industriel majeur en France. Sa disparition illustre pour la première fois en France la transformation du modèle économique industriel vers une économie de services, engendrant la mise au chômage de nombreux ouvriers et un sentiment de perte identitaire. Cette fermeture provoquée par un manque de modernisation des usines et une concurrence industrielle de plus en plus accrue représente le premier signal fort d’un effondrement industriel en cours à l’époque.
La filière sidérurgique française traverse ainsi un choc de la désindustrialisation provoquant la fermeture de nombreuses usines et une augmentation du chômage. De nombreux ouvriers se retrouvent au chômage et sans qualifications face à une économie qui se tertiarise, générant un sentiment de perte d’identité parmi eux, et mettant en lumière un changement structurel de la société en cours.
3. La tertiarisation de l’emploi et la délocalisation
La tertiarisation est définie comme la croissance de la part des services dans la production globale, avec une hausse de la représentation des actifs dans le secteur tertiaire. C’est-à-dire que les usines sont de plus en plus remplacées par des bureaux, et les ouvriers par des salariés.
Alcatel est un exemple d’une entreprise s’étant “désindustrialisée”, en choisissant de développer la R&D et le marketing au détriment des usines. Serge Tchuruk, le dirigeant de l’entreprise de 1995 à 2008, affirmait sa volonté d’une “entreprise sans usines” en réduisant le nombre de sites industriels de 120 à 30 en France ainsi que l’effectif des salariés de 150 000 à 58 000.
Cette tendance a entraîné une rupture du lien entre la recherche et la fabrication, ne favorisant plus l’innovation. La conception en France a ainsi reculé, tandis que les usines délocalisées en Chine par exemple ont permis le développement de l’innovation chinoise. En plus d’un déclin dans le secteur industriel, la France a également perdu du terrain en termes d’innovation, puisque selon le Cercle des économistes : “l’industrie effectue plus de 85% de la R&D mondiale”.
4. OMC et concurrence industrielle
L’entrée de la Chine à l’OMC en 2001 est un tournant mondial. La Chine propose une main-d’œuvre abondante et bon marché. Face à cette « concurrence déloyale », la France choisit de délocaliser une partie de sa production plutôt que de la défendre.
Ce choix est politique : en sacrifiant la production industrielle pour favoriser les importations à bas coût, les gouvernements parient sur le gain de pouvoir d’achat pour les ménages. Mais ce pari a un coût : 270 000 emplois industriels sont détruits pour un gain estimé de 100 euros par mois de pouvoir d’achat.
5. la financiarisation de l’économie : élites, actionnaires et dirigeants
Dans les années 1990, un nouveau paradigme émerge : l’entreprise doit maximiser la rentabilité à court terme, au service de ses actionnaires. Cette logique pousse à la réduction des coûts, à la fermeture des sites jugés non rentables, et à la mise en concurrence des usines face à la menace de la perte de l’emploi pour stimuler la compétitivité (ex. Renault, entre Le Mans et d’autres sites). Le partage de la valeur ajoutée se fait largement en faveur du capital qui rémunère les actionnaires, au détriment des salaires des travailleurs.
L’entrée de groupes publics en bourse comme France Télécom symbolise cette mutation. Les entreprises deviennent pilotées par les marchés, et non par un projet industriel ou social. La valeur ajoutée est captée par les fonds d’investissement et les actionnaires : licenciements, stagnation des salaires, chute des investissements productifs.
Cette financiarisation entraîne une érosion continue de l’outil industriel : en 1995, l’industrie ne représente plus que 15 % de l’emploi.
Une stratégie industrielle favorisant les investissements étrangers par les dirigeants
Durant les années 2000, de nombreuses grandes entreprises industrielles françaises sont vendues à des groupes ou fonds étrangers. Le phénomène s’accélère, malgré une loi votée en 2014 donnant à l’État un droit de regard sur les investissements stratégiques. Les dirigeants souhaitent maximiser leurs intérêts au détriment de ceux de l’entreprise.
Aujourd’hui, 58 % du CAC40 est détenu par des actionnaires étrangers, illustrant une perte de souveraineté sur les fleurons industriels français. L’industrie n’est plus considérée comme un bien stratégique mais comme un actif financier parmi d’autres.
La crise du Covid-19 en 2020 révèle brutalement les conséquences de cette désindustrialisation : incapacité à produire masques, médicaments, tests, composants électroniques… L’emploi industriel tombe à 10,3 %, et la France prend conscience de sa dépendance aux chaînes de production mondiales.
Comment réindustrialiser la France ?
Quelles sont les solutions proposées par le Cercle des économistes ?
- Créer un grand ministère de l’Industrie, de l’Énergie, de l’Innovation et de la Formation professionnelle
Ce ministère centraliserait les politiques industrielles, énergétiques et de formation, assurant une coordination efficace des initiatives de réindustrialisation. - Renforcer la puissance électrique du pays
Augmenter la production d’électricité à 600 TWh d’ici 2035 et 1000 TWh en 2050, en développant massivement les énergies renouvelables, le nucléaire et, temporairement, des centrales au gaz conformes à la taxonomie européenne. - Réduire les impôts de production
Poursuivre la baisse des impôts de production pour les ramener à 3 % du PIB d’ici 2025, en supprimant notamment la C3S et la CVAE, afin d’améliorer la compétitivité des entreprises industrielles. - Attirer les investissements internationaux et soutenir les ETI et PME
Adapter l’impôt sur les sociétés en fonction des accords fiscaux internationaux : 15 % jusqu’à 100 000 euros de résultat, 18 % de 100 000 euros à 100 millions d’euros, et 21 % au-delà, pour encourager l’investissement et la croissance des entreprises. - Développer des zones industrielles électrifiées
Mettre en place une politique foncière stratégique, via une agence publique en collaboration avec les régions et intercommunalités, pour créer rapidement un millier de zones industrielles électrifiées de 300 à 500 hectares, prêtes à accueillir des usines robotisées, numérisées et électrifiées. - Soutenir l’industrie pharmaceutique et les biotechnologies
Supprimer les taxes sectorielles sur les industries du médicament, qui représentaient 19 % du chiffre d’affaires taxable en 2020, afin de restaurer la compétitivité de ce secteur stratégique. - Favoriser l’innovation et la formation
Investir dans la recherche et développement, et renforcer la formation professionnelle pour adapter les compétences aux besoins des industries de demain.